« La justice a minimisé ce que j’ai subi » – .

« La justice a minimisé ce que j’ai subi » – .
« La justice a minimisé ce que j’ai subi » – .

Sophie Conrad, 41 ans, a toujours préféré l’ombre à la lumière. La plainte qu’elle a déposée l’hiver dernier a pourtant braqué les projecteurs sur les coulisses du pouvoir. Cette diplômée de Sciences Po, alors en poste à l’Institut Montaigne, un think tank très en vue dans les milieux politiques et économiques, venait d’être droguée par l’homme qui était son patron, Laurent Bigorgne. Un homme influent, proche des ministres et des patrons du Cac 40, et qui fut l’une des éminences grises d’Emmanuel Macron lors de la campagne 2017. Le conseiller déchu, et présumé innocent, sera jugé le 10 novembre devant le tribunal correctionnel de Paris. Il nie catégoriquement toute tentative de viol.

ELLE. Pourquoi parlez-vous aujourd’hui ?

SOPHIE CONRAD. Car ce qui m’est arrivé était et reste une vraie blessure. Et parce que la justice a minimisé ce que j’ai subi : à croire qu’une affaire de violences sexuelles ne devait pas éclabousser un proche d’Emmanuel Macron à quelques mois de l’élection présidentielle, et que Laurent Bigorgne était protégé. Aujourd’hui, il ne comparaît que pour “administration de substance nocive”, pas pour “tentative de viol”. Je ne l’accepte pas. Son avocat me reproche de vouloir transformer “un fait divers (sic) en affaire d’Etat”. Mais ce n’est pas moi qui l’ai voulu. Ce sont eux qui empêchent que les faits soient correctement jugés. Quand un homme drogue une femme, à quoi pense-t-il que c’est pour ça ?

ELLE. L’ancien directeur de l’Institut Montaigne soutient qu’il n’a voulu “que parler” et vous faire entrer dans sa “bulle de complicité”, l’ecstasy qu’il a reconnu avoir versé dans votre verre étant, selon lui, une drogue “célébration”.

CS Et la “drogue de l’amour”, paraît-il ! Au Québec, ai-je appris depuis, la MDMA est aussi appelée la « drogue du viol », comme le GHB. Il y avait l’équivalent de trois cristaux dans le champagne qu’il m’a servi. On était loin de la dose « récréative », comme il le prétend aujourd’hui. La preuve, ce soir-là, il m’a invité à dîner pour discuter de « l’évolution de l’organigramme de l’Institut Montaigne ». Certes, ce tête-à-tête a lieu chez lui. Mais nous sommes dans une période pré-présidentielle. Bilan du quinquennat Macron, propositions pour le prochain gouvernement… nous n’avons pas de calendrier. Et puis je connais Laurent Bigorgne depuis mes 11 ans. Il a été le petit ami de ma sœur, puis son mari jusqu’à leur divorce en 2003…

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ELLE. … et “un grand frère” pour toi, dit-il en garde à vue.

CS Je l’ai rencontré à nouveau à Sciences Po Paris pendant mes études. En 2020, lorsque j’ai quitté mon poste de maire de Nancy, il a proposé ma candidature à l’Institut. Ensuite, il m’a présenté sa nouvelle épouse, son fils. J’ai déjà été invité avec eux chez lui. C’est aussi pour cette raison que, le 22 février, je fais taire ma méfiance. Même si, dès mon arrivée, il sert deux coupes de champagne non pas dans le salon devant moi, mais dans la cuisine. Soudain, à la moitié de mon verre, je me sens très mal. Les murs bougent, mon cœur bat la chamade. « Je me demande si LB ne m’a pas drogué » est le SMS que j’envoie in extremis à un ami lorsqu’il quitte la pièce. J’avais peur de ne me souvenir de rien le lendemain. Heureusement, j’ai gardé ce texte, comme tous les autres.

ELLE. Pourquoi pensez-vous immédiatement à la drogue ?

CS Parce qu’il me l’a déjà proposé. J’ai toujours dit non, je ne le prends jamais. À l’époque, il consommait de la cocaïne tout le temps. A l’Institut, il manque régulièrement des réunions, épuisé, puis revient survolté, le masque anti-Covid parfois taché de sang. C’est pourquoi mon ami, qui le connaît et n’ignore pas son addiction, est inquiet. Immédiatement après mon texto, elle essaie de me joindre. En vain. Mon téléphone est en mode silencieux et je suis sur le point de m’effondrer. Alors elle l’appelle. Et la sonnerie du portable me choque. C’est ce qui me sauve et me fait aller, en taxi, à l’hôpital Cochin. Même si j’ai juste envie de tomber dans mon lit, je veux savoir ce qu’il a mis dans mon champagne. J’ai fait une embolie pulmonaire quelques mois plus tôt (et il le savait), je crains pour ma santé. Mais, pour les prélèvements d’urgence, il faut – je l’ai découvert aussi ce soir-là – passer d’abord par le commissariat… Au commissariat, je peux à peine parler, et, ma première idée, c’est de porter plainte contre X. Pour préserver l’Institut, mes collègues, mes deux filles aussi. La police me fait alors remarquer qu’en agissant ainsi, je ne protège pas d’autres victimes éventuelles. Quoi qu’il en soit, quand ils me demandent ce qui s’est passé, je dois dire que c’est mon patron qui m’a drogué.

ELLE. Comprennent-ils tout de suite qu’il est proche du président ?

CS Ils s’inclinent très rapidement. Ils me disent alors que « c’est trop gros » pour eux et que la police judiciaire va être saisie. Le lendemain, mercredi, et jusqu’à samedi, je suis donc entendu par la PJ. Et c’est tout au long de ces auditions que je commence à formuler ce que je percevais au fond de moi mais qui, jusqu’au 22 février, me paraissait inconcevable.

ELLE. Ce est-à-dire ?

CS Les alertes s’étaient déclenchées. La relation que Laurent Bigorgne entretenait avec moi devenait toxique. Mais j’avais des freins dans mon cerveau. Je me suis dit : c’est pas possible, il ne me fait pas ça, pas lui, pas moi, ce serait limite incestueux. Cela ne peut pas exister.

ELLE. Quelles étaient ces alertes ?

CS D’abord quelques-uns de ses textes. Il en envoyait des dizaines par jour à ses collaborateurs, un débit incroyable, y compris les week-ends. Les policiers de la PJ qui sont venus chez moi pour les copier les avaient jusqu’à 5 heures du matin. Ils ont listé ceux qu’ils jugeaient “à caractère sexuel” et que Laurent Bigorgne m’a envoyé quelques semaines ou jours avant le 22 février : “Je vais finir par t’acheter un sextoy ou te trouver un escort-boy”, ” Je suis sûr que tu es un bon coup même si je n’ai pas le droit de le dire », « Tu aimes ça ? [les sextoys, ndlr] « … Pour ma part, je réponds à chaque fois par une pirouette : « Ne t’inquiète pas pour moi », « Cette discussion est à la dérive », « Le numéro n’est plus attribué », etc. Aux policiers, je raconte aussi deux épisodes ça m’a mis très mal à l’aise. L’été avant son passage à l’acte, il m’explique qu’il est en couple libre, me demande si j’ai un amant, insiste sur mon célibat, qui selon lui doit prendre fin. Un mois plus tard, lors d’un voyage à Marseille pour l’Institut, il me dit que “pour le plaisir sexuel il n’y a rien de mieux que la coke” et me propose d’en prendre avec lui, sur la terrasse de l’hôtel où nous logeons. Je m’enferme dans ma chambre. Il revient à la charge par SMS : « Je te fais peur au point de partir comme ça ? » Je lui réponds que « j’ai vécu trop de situations ambiguës » et que « je fais extrêmement attention à ne pas les revivre ».

ELLE. Avez-vous déjà vécu ce genre de harcèlement ?

CS Comme beaucoup de femmes, je pense. Quand j’étais directrice de cabinet à la Métropole de Nancy, au début des années 2000, l’ambiance était pour le moins sexiste. Commentaires sur mon physique, tacles sur la photocopieuse. J’ai toujours réussi à m’en sortir. Mais j’appartiens à cette génération qui “s’est débrouillée”, comme on dit. Mon « seuil de tolérance » était élevé. Aussi. Avec Laurent Bigorgne aussi. Il m’a dit si souvent qu’il se sentait seul et dépassé par ses “responsabilités”, que j’étais la seule personne qui le comprenait, que j’étais brillant et qu’il m’aiderait à progresser dans ma carrière si j’étais à la hauteur. Victime, sauveur, persécuteur. Il a joué, je peux le décrypter aujourd’hui, sur les trois tableaux. Après le 22 février, j’étais submergé par la culpabilité. Je me reprochais d’être tombé dans son piège alors que j’avais réussi à écarter tous les autres dans leurs buts. Avec lui aussi, je pensais avoir gardé la situation sous contrôle. C’est justement parce que j’avais tout esquivé, m’ont fait remarquer les enquêteurs, qu’il s’est lancé dans la soumission chimique. Samedi, alors qu’il était en garde à vue, il n’a pas pu s’empêcher d’avouer. Les analyses ont prouvé qu’il m’avait drogué. Ce n’était pas « parole contre parole ». Et deux policiers de la PJ ont failli me féliciter : « Merci d’avoir réagi si vite, on attrape si peu. Pour eux, l’intention sexuelle ne faisait aucun doute. L’enquête devait se poursuivre, d’autres témoins devaient être entendus, d’autant plus que Laurent Bigorgne venait d’avouer qu’il avait déjà secrètement versé de la MDMA dans la tisane de sa femme.

ELLE. Mais tout s’est arrêté le jour même.

CS Je l’ai appris, le soir, en lisant « Le Parisien » : « administration de substance nocive », c’était le seul motif de poursuite retenu par le parquet.

ELLE. Comment expliquez-vous ce renversement ?

CS Les policiers m’ont dit qu’ils avaient rarement subi autant de pression. Leurs téléphones n’arrêtaient pas de sonner. Celle de Laurent Bigorgne aussi, où s’affichaient par exemple de grands noms, dont celui d’un ministre ami. Je n’ai jamais été conspirateur, j’ai toujours cru aux institutions. Mais tout cela donne une ambiance. En conséquence, l’enquête n’est même pas revenue au fournisseur de médicaments. Pourquoi ? fadettes [factures retraçant les appels de Laurent Bigorgne, ndlr] ont disparu du dossier. Je n’ai pas eu droit à un examen médical pour évaluer mon ITT [incapacité temporaire totale, dont la durée détermine la gravité de la peine encourue pour l’agresseur] comme on le fait habituellement. Mon avocat, Me Arié Alimi, a dû le demander. J’ai tachycardé pendant une quinzaine de jours, ma santé était en danger, je n’ai plus repris le travail même si l’Institut voulait me garder, j’ai toujours des crises d’angoisse. Mais, pour l’accusation, mes dégâts étaient nuls ! Quant au motif sexuel, il n’a même pas été pris en compte. C’est pourquoi, en mars, j’ai fini par porter plainte pour “tentative de viol” et pour “entrave à la manifestation de la vérité”. Depuis, ça bloque et traîne. C’est le parcours du combattant. Et aussi un cheminement personnel. Aujourd’hui, je veux témoigner pour qu’on comprenne que, lorsqu’il s’agit d’un supérieur, le harcèlement commence dès le premier SMS, que ce n’est pas une question de degré mais de nature. Je veux agir pour que le seuil de tolérance soit abaissé. Je réalise aussi à quel point les premières vingt-quatre heures après une attaque sont précieuses. Pour protéger les preuves, les hôpitaux devraient pouvoir prélever des échantillons de sang immédiatement sans attendre qu’une plainte soit déposée. Avant le 22 février, j’avais d’autres combats que le féminisme, c’est maintenant le mien. Laurent Bigorgne n’aurait jamais imaginé que je porterais plainte. Dans les cercles où son pouvoir a été grand, les portes peuvent se fermer pour moi. Dommage, je n’ai plus rien à voir avec ce monde.

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