Le titre : Un élève poignardé devant une école secondaire de Longueuil.
C’était hier.
Un *fait divers*, comme on dit.
La même formule revenait dans tous les textes : l’adolescent de 15 ans avait la vie sauvée. La presse « Sa vie ne serait pas en danger et la police a déjà arrêté un suspect. » JdeM : “L’adolescent a été transporté à l’hôpital, mais sa vie était hors de danger. »
Nous, le public, on regarde passer la comète-info dans le ciel-info puis on saute, on oublie, on passe à une autre actualité : la SAAQ coincée dans les bugs, les urgences inhumaines, l’Ukraine…
Permettez-moi de m’attarder sur cet incident. J’ai parlé au grand-père du garçon ce matin. C’est lui qui m’a contacté pour me parler de son petit-fils, le fils de la fille de son épouse. Son seul petit-fils. Le père de l’enfant a disparu depuis le premier jour.
Les grands-parents ont donc été impliqués, investis dans la vie de leur petit-fils depuis sa naissance. On l’a traîné partout, cet enfant, m’a dit le grand-père, depuis qu’il est né : Ottawa, Québec, Cuba…
« Nous avons soutenu sa mère, qui l’a élevé seule. Notre rôle était de le gâter. Ici, on avait un bateau, on l’a emmené faire du bateau : c’était notre mousse. Nous le connaissons depuis 15 ans, nous l’aimons. »
Un bon petit gars, m’a dit le grand-père.
A l’adolescence, c’était gâté…
Merde, désolé, *A l’adolescence ça a foiré*, j’ai juste utilisé une formule toute faite, une phrase à numéros – et on y reviendra, des formules toutes faites – pour décrire ce qui s’est passé. est allé à l’école pour le petit, au collège, dès l’âge de 12 ans…
Ça ne s’est pas « gâté », c’est devenu l’enfer : le jeune est devenu une tête de Turc, dans son milieu. Il a été intimidé, taxé, ostracisé : « Il fallait qu’il change d’école, monsieur… Mais ça l’a suivi. Nous lui avons acheté des vêtements, nous voulions qu’il soit bien habillé, il s’est fait voler ses vêtements… »
Puis, hier, l’attentat. Le petit a été opéré.
Dans la cohue, la famille a été dirigée vers le mauvais hôpital. La mère et les grands-parents étaient entre les deux hôpitaux (le mauvais et le bon) lorsqu’il a été admis au bloc opératoire. L’enfant était seul, sans sa famille, lorsqu’il est entré dans la salle d’opération…
Seul ?
En fait, non, le grand-père l’interrompt : une assistante sociale lui a mis les équipements de protection et lui a tenu la main jusqu’à ce qu’il s’endorme au bloc opératoire…
Le grand-père veut nous faire savoir que cette image, celle de l’assistante sociale qui est allée tenir la main du petit au bloc opératoire, jusqu’à l’anesthésie, est un baume inestimable pour la famille.
L’opération a duré quatre heures et a nécessité le talent de cinq chirurgiens et de deux radiologues. Ça donne une idée de l’étendue des dégâts, m’a dit le grand-père.
Et là, maintenant ?
Ben là, maintenant, le petit dort. Au moment où vous lisez ceci, il est en soins intensifs. Intubé de toutes parts, me disait le grand-père, tu n’as aucune idée, on dirait un film, il est branché partout…
L’information que la vie de l’enfant n’était plus en danger a circulé… Avant même l’opération. Disons que grand-père n’a pas trouvé ça drôle. Sa vie n’est plus en danger ? Le vrai portrait, 24 heures plus tard, c’est ça, dit-il : un couteau fait beaucoup, beaucoup de dégâts…
Il coupe les tissus, les nerfs. Il laisse des cicatrices, des traces qui peuvent être permanentes. Cela prend une vie.
Le grand-père, au téléphone, se contient pour ne pas pleurer.
“On nous dit qu’il a été victime d’un bœuf sur les réseaux sociaux. Savez-vous ce qu’est un bœuf ?
– Euh, une chicane ?
– Au milieu de ça ! répond-il, avec une exaspération irrépressible sur le mot *ça*.
Une chicane qui aurait vu le jour sur les réseaux sociaux, donc. Nous n’en savons pas plus. On sait que deux autres adolescents, qui ne fréquentaient pas l’école de l’enfant, ont été interpellés après l’agression rapportée dans la rubrique divers de notre média.
On dit ça, un « fait divers »…
Mais il n’y a rien de “divers” dans le fait que cet enfant ait souffert hier à Longueuil.
Alors le grand-père m’a écrit ce matin, pour me dire que les formules toutes faites le font chier : « Ça ne me dérange pas que les journalistes répètent ce qu’ils savent, mais il ne faut pas oublier que ce qu’ils disent, écrivent et publient peut être retrouvées sur les réseaux sociaux… Qui banalisent l’événement. »
Le grand-père maudit les réseaux sociaux, justement, qu’il tient pour responsables d’un climat qui a culminé avec cette agression sauvage : l’escroquerie serait sortie du virtuel pour s’immiscer dans le réel. Il espère qu’il y aura une réflexion sur ce qui se passe dans ces territoires non marqués.
La réalité est très concrète : l’un des suspects aurait attrapé l’enfant pour l’empêcher de bouger et l’autre l’aurait poignardé.
« Le médecin principal nous a dit : il aurait pu être en soft… »
Là, le grand-père n’arrive pas à finir sa phrase.
On va faire l’enquête et, j’en suis sûr, le « boeuf », la chicanerie, sera banal… Comme toutes les chicanes d’ados.
Le reste, pour l’enfant, ne sera pas anodin.
La suite risque d’être éternelle.
Mais là, maintenant, la suite est en suspens, elle est dans les limbes car pour le moment, le petit dort. Là, maintenant, il dort, groggy, en réanimation, intubé partout. Il ne sait pas. Et dans quelques jours, il se réveillera. Il y aura le choc de se découvrir attaché à des machines, à l’hôpital. Il y aura le choc de sa nouvelle vie, gracieuseté d’un ticket perdant dans une mauvaise loterie.
Depuis ce matin, je suis hanté par le prélude du sommeil de cet adolescent, parenthèse entre sa vie d’avant et celle qui l’attend.
C’est tout ce que je trouve à dire au grand-père désemparé au bout du fil :
« Cette image me hante, monsieur.
– Nous aussi.
On a raccroché, il allait juste à l’hôpital.
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